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jeudi 21 mars 2013

Trois questions à Fatima-Ezzahra Benomar, vidéaste engagée, féministe et anti-libérale

A l'occasion de la sortie de son livre : 
Féminisme : la révolution inachevée !

Fatima-Ezzahra Benomar sera l'invitée du Parti de Gauche-Paris-19e le mardi 26 mars.
Pour en savoir plus, cliquez ici.

- Quelle est la thèse principale que tu entends porter à travers ton livre ?

En tant que militante progressiste, j'ai toujours considéré que la lutte féministe est partie intégrante du combat contre le capitalisme, et plus globalement pour l'égalité et l'émancipation de toutes et tous. Malheureusement, l'histoire du mouvement dont je suis héritière, à savoir les Lumières, la grande révolution de 1789 et le Socialisme qui en a découlé, a raté ce coche. Le long combat pour le suffrage universel (masculin) a laissé de côté la moitié du pays, et les femmes ont dû se mobiliser à la marge du mouvement social pour obtenir des droits fondamentaux, notamment le droit de vote et d'éligibilité. Il en ira de même pour le droit à disposer de leurs corps quand elles se sont battues, dans les années 70, pour la dépénalisation de l'avortement. Ces droits ont énormément enrichi et réaffirmé la devise Républicaine "Égalité", et le droit à une sexualité libre et contrôlée a sans doute bénéficié aux hommes comme aux femmes.Hélas, bien que les inégalités sociales soient encore énormes entre les femmes et les hommes, bien que les femmes subissent tous les jours les violents mécanismes de la domination de genre, au travail, au foyer ou dans l'espace public, ce système est invisibilisé et peu reconnu. Même les syndicats et les politiques ne se penchent que rarement ou superficiellement sur ces problématiques, alors même que les inégalités sociales entre femmes et hommes sont aussi importantes que les inégalités sociales tout court. Des décennies après l'obtention de leur droit de vote et d'éligibilité, les femmes sont toujours écartées des lieux de pouvoir politique et économique, et finissent par intérioriser leur état de dominées. À part sur le papier, elles sont loin d'être citoyennes à part entière. Dans l'imaginaire collectif comme au sein des Assemblées où elles sont très minoritaires, les femmes restent dénigrées et rabaissées. Leurs compétences et leur légitimité à exercer le pouvoir sont constamment remises en cause, et la France n'aura connue qu'une première ministre et aucune présidente de la République.Il était donc important pour moi de mettre à la disposition de toutes et tous un outil global d'identification de ces enjeux, en expliquant ce qu'était le patriarcat, son histoire, celle du mouvement féministe, l'état des lieux actuel des inégalités entre les femmes et les hommes, et pourquoi il était important que toutes les organisations progressistes deviennent expertes de ces problématiques en les intégrant complètement à la façon dont elles défendent leur projet de société. C'est d'autant plus pratique que les discriminations sexistes sont transversales et concernent toutes les sphères, le travail, la santé, la défense des services publics, la laïcité, la démocratie, les violences etc.

- Les Effrontées, l'association dont tu es secrétaire générale fait nettement le lien entre engagement féministe et combat anti-libéral, est-ce une singularité dans le spectre du féminisme français aujourd'hui ? Que peut-elle apporter de plus ?

Les efFRONTé-e-s ont deux caractéristiques qui font leur singularité. ll y a cette façon d'assumer d'être un mouvement "féminisme lutte des classes" anti-libéral, mais ce courant est déjà bien représenté en France via des associations comme "Femmes Égalité" ou les prises de position et revendications du Collectif National pour les Droits des Femmes, entre autres. Notre grande particularité est plutôt la façon dont on réfléchit à occuper l'espace public, d'une part pour interpeller efficacement les passantEs qui sont très blasées par les diffusion classiques de tracts dont elles/ils sont assailliEs, et d'autre part pour se réapproprier cet espace longtemps réquisitionné par les hommes, et qui le reste largement aujourd'hui dans la majeure partie du monde.Même en France, les femmes ne se sentent pas chez elles dans la rue, ou plutôt on le leur fait sentir. Harcèlement sexuel, insultes et comportements sexistes, peur de se retrouver seule à la merci d'hommes violents ou mal intentionnés, les femmes traversent l'espace public en réfléchissant toujours à la façon dont elles doivent s'habiller, aux rues qu'elles doivent éviter, à l'heure à la quelle elles doivent rentrer. Sans parler des agressions physiques, elles y sont jaugées, soupesées, surveillées par des regards masculins décomplexés dans leur insistance. Face à cet état de fait, les efFRONTé-e-s exécutent sciemment leurs actions antisexistes dans les rues de la cité, territoire politique par excellence. On réalise des petites scénettes dans le métro pour sensibiliser l'opinion sur les inégalités femmes-hommes, des "chamboule-tout" dans la rue en dénonçant des personnes ou des systèmes sexistes épinglés sur des boites de conserves, des balades musicales en détournant des paroles de chansons pour les rendre féministes, ou des actions coup de poing en organisant un mariage lesbien devant une cathédrale ou le cardinal André 23 avait appelé les parlementaires à entendre sa harangue contre le mariage pour toutes et tous.


- Tu es née au Maroc. Penses-tu qu'il existe une communauté de vue en matière de féminisme sur entre les deux rives de la méditerranée ?

Le patriarcat est universel, la lutte féministe doit l'être tout autant. J'ai vécu les 17 premières années de ma vie au Maroc, je sais jusqu'où va la violence d'une idéologie dominante complètement patriarcale et misogyne. Il n'y a pas dans mon esprit de relativisme culturel à prendre en compte, car l'aspiration des femmes à vivre leur vie comme elles l'entendent, à ne pas subir de violences, à recouvrer l'estime de soi, de leurs corps et de leurs sexualités n'a pas de frontière. Ce que je peux dire à la lumière des mouvements révolutionnaires qui ont bouleversé certains pays, c'est que nous voyons se reproduire les mêmes schémas regrettables dans le déroulé des événements : les femmes s'investissent au même titre que les hommes dans ces mouvements, mais sont complètement écartées et de nouveau opprimées par les nouveaux pouvoirs en place. À la place Tahrir en Égypte, elles ont subi une double peine répressives, notamment via les viols ou tests de virginité forcés. Bien qu'elles aient œuvré à l’avancée des mouvements contestataires, elles ne participent toujours pas pleinement à la vie politique de leur pays. Or la participation égale des femmes et des hommes dans toutes les sphères de la société est une condition essentielle pour la démocratie et la justice sociale. Bref, l'histoire récente et passée nous rappelle que la présence des femmes dans les révolutions ne leur garantit absolument pas un rôle dans la vie politique. En Égypte, aucune femme n'a intégré les deux Comités chargés de rédiger la nouvelle Constitution, et elles n’ont obtenu que 2% des sièges au parlement. Le projet de Constitution défendu par les islamistes et ratifié par le président Mohamed Morsi évoque le rôle des femmes principalement circonscrit à la sphère familiale : "L'État devra assurer l'équilibre entre les devoirs familiaux et professionnels des femmes" et garantir "une protection spéciale" aux mères célibataires, aux femmes divorcées et aux veuves" (article 10). En 2007, l’excision du clitoris avait été interdite après la mort d’une fillette de 12 ans, mais les salafistes d’El Nour veulent la légaliser de nouveau. En Tunisie, le gouvernement composé de 41 membres ne compte que 3 femmes. Le mouvement islamique Ennadha a voulu supprimer le terme « égalité » au profit de la notion de complémentarité dans la nouvelle constitution, mais un mouvement de protestation a heureusement eut gain de cause. Pour ce qui est de mon pays d'origine, qui n'a pas été touché par le printemps arabe, une loi a établi en 2011 un quota de seulement 15% de femmes à l’Assemblée Nationale. On ne compte d’ailleurs qu’une seule femme nommée dans un gouvernement de 30 ministres. Récemment, des scandales sanglants ont mis en lumière le fléau des mariages forcés, notamment à travers le suicide de jeunes filles violées qui ont été obligées d’épouser leur violeur pour régler le crime à l’amiable. La seule particularité de l'après printemps arabe, c'est que ces drames qui étaient considérés comme des anecdotes sans importance deviennent aujourd'hui de vrais scandales dont on reconnait médiatiquement l'effet systémique et culturel.

Propos recueillis par Pierre Ducret

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